Pour une découverte scientifique, la sérendipité, anglicisme notoire, est le fait d’être obtenue de façon “inattendue” car accidentelle, à la suite d’un concours de circonstances fortuit, et ceci, souvent dans le cadre d’une recherche orientée vers un autre sujet. Ainsi, bien des découvertes médicales sont issues du hasard, de l’imprévu, voire de l’imprévisible. Tout dépend alors de l’observateur… Il peut “laisser passer” l’événement qu’il a observé par manque de préparation, manque de connaissance, et on pleurera alors sur son absence de génie. Ou au contraire, il sera à l’origine de la découverte…
« Le hasard ne favorise que les esprits préparés » disait le grand Pasteur, signifiant ainsi que la même observation ne pouvait avoir le même sens chez le savant, dont le système de connotations était déjà bien en place, et chez le naïf, qui ne pouvait tout au plus que marquer son étonnement. Encore faut-il savoir s’étonner à bon escient…
Prenons pour premier exemple le cas « Fleming »
Tout commence le 3 septembre 1928. Le Dr Alexander Fleming, bactériologiste au St Marys Hospital de Londres revient de vacances et observe des moisissures sur des boîtes de cultures de staphylocoques qu’il avait oubliées sur la paillasse en partant. Son attention est attirée par le fait qu’au contact de ces moisissures les colonies de staphylocoques sont presque totalement effacées. Il repique alors la moisissure pour la cultiver et fixe sa boîte par la vapeur de formol.
Cette boîte est donc d’une grande importance ?
Oui, car sans le savoir encore, Fleming vient de découvrir la pénicilline. Il cultive donc ce champignon qui est le penicillium notatum (d’où le nom de pénicilline) et il s’aperçoit qu’il peut détruire des colonies de nombreux germes, le staphylocoque bien sûr, mais aussi le streptocoque, le méningocoque, le gonocoque, le pneumocoque ou le bacille de la diphtérie. En revanche, il n’y a pas d’effet sur le bacille de la typhoïde et de quelques autres bactéries. Il remarque aussi que, contrairement à un antiseptique classique comme le phénol, il n’agit que très lentement.
Mais qu’est-ce que cela voulait dire ?
Cela signifiait que cette substance n’avait rien à voir avec un antiseptique connu et qu’elle agissait d’une autre façon que la destruction directe des bactéries… Mais cela, Fleming ne l’avait pas compris.
Continuons l’histoire : Fleming et ses assistants parvinrent assez rapidement à obtenir un extrait de pénicilline et commencèrent à le tester, cette fois chez les animaux de laboratoire. Ils constatèrent alors que la pénicilline n’était pas toxique chez les organismes vivants, mais aussi que son activité disparaissait en présence de sang, en une demi-heure environ chez l’animal sain.
Et alors ?
Ce fut alors que Fleming commit une erreur majeure, car il conclut que la pénicilline ne pouvait être utilisée pour combattre les infections puisque son action semblait trop éphémère chez des organismes sains et il omit de tester son activité chez des organismes infectés… Il ne l’utilisa (d’ailleurs avec un succès mitigé) que dans des infections locales, comme s’il s’agissait d’un banal antiseptique et publia un article qui passa totalement inaperçu dans le British journal of experimental pathology [1], (revue que personne ne lisait dans le monde des cliniciens). Si bien qu’on oublia la pénicilline pendant 10 ans. Terrible, quand on pense aux vies qui auraient pu être sauvées pendant ces années-là.
Mais alors qui est donc responsable de la résurrection de la pénicilline ?
D’abord deux chercheurs Florey et Chain et ensuite la guerre… Florey et Chain qui ont lu l’article de Fleming s’intéressent à l’action de la pénicilline et notent l’insuffisance du travail expérimental de Fleming. Ils font alors l’expérience que Fleming n’avait pas faite et utilisent la pénicilline chez des animaux infectés par le streptocoque. Et là miracle, tous les animaux traités survivent alors que les autres meurent… Ils publient ces résultats dans le Lancet du 24 août 1940, revue lue par tout le monde médical [2], et veulent commencer les expériences humaines. Malheureusement, l’approvisionnement en pénicilline reste un grave problème puisqu’il faut, pour un seul traitement chez l’homme, deux mille litres de filtrat de la moisissure de penicillium. Les premiers résultats sont spectaculaires, mais il est clair qu’il faut passer à une étape industrielle pour obtenir un médicament facilement utilisable.
Et c’est là que la guerre intervient !
Oui, parce que l’obtention de la pénicilline devient une priorité nationale pour soigner les blessés… Les États-Unis viennent d’entrer en guerre après Pearl Harbor et son industrie pharmaceutique (Merck, Squibb et Pfizer) est chargée de produire en masse la pénicilline. En juin 1943, elle produira 425 millions d’unités par mois.
Et Fleming dans tout ça ?
Le hasard (toujours à l’affût) de l’histoire a voulu qu’il revienne à Fleming de prescrire la pénicilline à un des premiers patients traités en 1942 dans l’essai de Florey. Son patient Harry Lambert était atteint d’une méningite à streptocoque. Florey lui fournit le médicament et le malade guérit sans séquelles.
Juste aboutissement des choses, Fleming, Florey et Chain reçurent le prix Nobel le 10 décembre 1945, pour leur découverte de la pénicilline. Mais qu’il soit permis de noter que sans Florey et Chain, il n’y aurait pas eu de Fleming…
Moralité de l’histoire : la découverte de la pénicilline fut bien le fait du hasard, mais celui qui observa ne fut pas celui qui permit de l’utiliser à des fins thérapeutiques. En bref, l’union en recherche peut aussi faire la force.
Deuxième exemple : la découverte du Viagra
En 1981, le biochimiste américain Robert Furchgott qui travaillait sur des artères de lapins cultivées dans des éprouvettes, s’aperçut que ces artères pouvaient se dilater lorsqu’on mettait une substance très connue, l’acétylcholine, au contact de leur paroi interne. Pour comprendre ce phénomène, il fallait que les cellules musculaires de la paroi artérielle fussent informées par une substance qui leur donnait l’ordre de se détendre. Cette substance mystérieuse, Furchgott la nomma d’abord EDRF (Endothélium-derived-relaxing factor), ce qui en chimie ne veut évidemment rien dire…
Quelques années plus tard, après des batailles épiques entre chercheurs, on se rendit compte que ce mystérieux EDRF n’était autre qu’une petite molécule bien connue, l’oxyde nitrique (ou NO), que savait synthétiser la membrane des cellules endothéliales, c’est-à-dire les cellules qui tapissent l’intérieur des artères [3]. Au passage, ceci valut le prix Nobel à Robert Furchgott, mais déclencha aussi une recherche clinique orientée vers les maladies artérielles, où le laboratoire Pfizer tenait à figurer en bonne place.
Les chercheurs de Pfizer (Peter Dunn et Albert Wood) avaient en effet mis au point une molécule, le citrate de Sildénafil, à Sandwich en Grande-Bretagne, qui avait la propriété d’augmenter la concentration de NO au niveau des cellules musculaires des artères, donc de favoriser leur dilatation. Ainsi, on allait pouvoir dilater les artères coronaires, c’est-à-dire du cœur, traiter l’angine de poitrine et peut-être éviter les infarctus du myocarde. Génial !
Une étude de phase II fut donc mise en place en 1991, dirigée par Peter Ellis et Nichola Terret. L’étude était classique et simple dans son principe : on tirait les malades au sort, certains auraient des comprimés de Silnédafil, d’autres des comprimés placebo (c’est-à-dire inefficaces), et on notait les effets cardiaques obtenus dans les deux groupes… Rapidement, on s’aperçut que les résultats étaient plutôt décevants et que l’effet obtenu au niveau des artères du cœur semblait très limité, voire inexistant. On décida donc d’interrompre l’étude et on chargea l’attaché de recherche clinique de récupérer les enveloppes contenant les comprimés qui n’avaient pas été consommés par les patients.
Et là, on observa rapidement que certains malades rendaient volontiers leurs comprimés, mais Peter
Ellis et Nick Terret se rendirent compte que d’autres ne les rendaient pas. Plus étrange encore, après la levée de l’anonymat, on constata que ceux qui n’avaient pas rendu les comprimés étaient les patients du groupe sildénafil. Et la (bonne) question qui se posa alors à Peter et Nick fut : pourquoi les patients ne rendaient–ils pas les comprimés de sildénafil, quel effet inconnu les rendaient-ils si attractifs et précieux ? Puisque les malades refusaient de s’en séparer, remettant en cause le principe même d’une étude scientifique auquels ils avaient initialement adhéré.
Une enquête apporta alors la solution de l’énigme et dévoila le pot-aux-roses ; il existait un effet secondaire inattendu : le Sildénafil provoquait des érections stables et durables chez des patients qui étaient souvent impuissants jusqu’alors. Vieux rêve des hommes… qui avait provoqué bien des tentatives et bien des escroqueries, depuis la poudre de corne de rhinocéros, les décoctions de testicules de tigre, ou les prétendus effets du ginseng.
Mais on restait loin d’obtenir un résultat stable et reproductible après la seule ingestion d’un comprimé ! L’enjeu était donc énorme et l’attente des hommes (et des femmes) infinie ! Évidemment, après avoir vérifié la réalité et la constance de cet effet par une nouvelle étude, Pfizer eut tôt fait de changer son fusil d’épaule. Tant pis pour l’infarctus du myocarde, on allait proposer un traitement élégant des dysfonctions érectiles… Marché infini pour un laboratoire et c’est rapidement en milliards de dollars annuels que le succès de ces petites pilules bleues allait s’exprimer, surtout si on choisissait un nom commercial évocateur comme “Viagra”, contraction de “Vigor” et de “Niagara”… tout un programme !
Moralité de l’histoire : Que ce serait-il passé si l’assistant de recherche clinique n’avait pas remarqué que certains des malades ne voulaient pas rendre leurs comprimés et s’il n’avait pas cherché à comprendre pourquoi ?
Dernier exemple : la ciclosporine
Où cette fois le hasard est soutenue par la rigueur de “l’esprit de recherche”. En 1970, les transplantations d’organes marquaient un temps d’arrêt. Transplanter, les chirurgiens savaient le faire, mais tout le monde butait sur le problème du rejet des greffons, ce formidable conflit du SOI et du NON-SOI qui transformait en agresseur toutes cellules étrangères à l’organisme du receveur. Les lymphocytes, petits globules blancs toxiques et stupides, s’ingéniaient à détruire l’organe que l’on venait de greffer, et qui pourtant assurait la vie à l’organisme tout entier. Comment leur faire comprendre qu’ils tuaient la branche sur laquelle eux-mêmes reposaient ? Impossible.
Or cette année-là, Hans Peter Frei avait décidé de passer ses vacances d’été dans le grand Nord. Hans Peter était ingénieur au laboratoire Sandoz et s’intéressait comme tout le monde à l’épopée des greffes de cœur, sans plus. Mais ses vacances allaient être déterminante pour l’avenir des transplantations. Pourquoi ?
Il y avait une règle chez Sandoz : celle de la petite boîte de terre… Les chercheurs devaient rapporter, de tous leurs lieux de villégiatures, des échantillons du sol où ils étaient allés… On ne savait jamais ! La politique de la maison avait toujours été de développer des médicaments à partir de substances naturelles. Mettre la main par hasard sur un nouvel antibiotique, ou mieux encore un nouvel antifongique, à partir de prélèvements de terre venant du monde entier, était un rêve de toute l’équipe. On savait en effet que de multiples micro-organismes peuplaient la terre. Pour se faire une place au soleil, ils sécrétaient différentes substances antibactériennes ou antifongiques capables de tuer leurs concurrents et d’assurer leur suprématie. Ces substances actives constituaient donc autant d’antibiotiques ou d’antifongiques en puissance. Les leçons de l’histoire “Fleming” avaient été assimilées !
Ainsi, Hans Peter rapporta sa petite boîte contenant des échantillons de terre provenant du plateau montagneux de Hardanger Vidda comme souvenir de ses vacances en Norvège. Comme toutes les petites boîtes de tous les vacanciers du laboratoire, la terre de Hans Peter fut mise en culture sur des plaques d’agar et les souches de bactéries et de levures ainsi produites furent examinées au cas où elles produiraient des substances biologiquement actives…
À partir des échantillons norvégiens de Hans Peter, on individualisa un champignon microscopique qu’on baptisa du nom ronflant de « Tolypocladium inflatum ». Champignon inconnu au bataillon… Qu’avait-il dans le ventre ce Tolypocladium-là ? Peut-être possédait-il les propriétés d’un nouvel antibiotique naturel ?
Le rouleau compresseur des chercheurs de Sandoz se mit en branle. Et les tests commencèrent. Était-il capable, ce petit champignon,
d’inhiber la croissance des bactéries ? Malheureusement, on dut rapidement se rendre à l’évidence : le Tolypocladium n’avait aucun effet sur les bactéries. Elles semblaient plutôt proliférer à son contact, ce qui n’était pas de bon augure pour un aspirant antibiotique ! En revanche, et cela pouvait sembler intéressant, ce champignon microscopique semblait inhiber la croissance d’autres champignons, tout en provoquant chez eux la croissance de certaines ramifications spécifiques. Il synthétisait aussi une molécule de forme arrondie, inconnue des chimistes bâlois. Comme cette substance était cyclique, ils la baptisèrent cyclosporine (ou ciclosporine). Testée comme antibiotique, la ciclosporine s’avérait non toxique, ce qui était un bon point, mais comme le champignon qui l’avait produite : tout à fait inefficace.
Pas d’antibiotique, pas d’argent. Les chercheurs de Sandoz mirent donc la ciclosporine de côté, sur une étagère…
Mais en matière de recherche s’il faut toujours rendre sa part à la chance, il n’en reste pas moins que l’essentiel est porté par ce que l’on peut nommer la “logique de recherche”, où se mêlent esprit de système, routine, observation, méthodologie et autres pratiques à la fois indispensables et obscures.
Ce fut en 1972 que le destin frappa ses trois coups fatidiques sur la petite molécule oubliée de ciclosporine… Le jour où Jean-François Borel, responsable du département d’immunologie du laboratoire Sandoz, décida de tester l’activité immunosuppressive des substances orphelines qui stagnaient au laboratoire. Ce fut la chance de la ciclosporine, la petite molécule oubliée…
La ciclosporine fut purifiée en 1973, sa structure et ses propriétés chimiques furent élucidées deux ans plus tard. Les chercheurs du groupe Sandoz étaient de plus en plus convaincus d’être en présence d’un immunosuppresseur inédit et révolutionnaire. La particularité de ce médicament était qu’il n’inhibait pas toutes les cellules immunitaires de la même façon, permettant ainsi à l’organisme de continuer à se défendre contre les agents pathogènes. Ce qui était évidemment un point crucial, comme savait l’expliquer Borel :
– Si l’on compare la réponse immunitaire à une meute de chiens qui mordent, on pourrait dire que la ciclosporine agit comme une muselière qui empêcherait certaines cellules du système immunitaire de mordre, sans toutefois les tuer.
L’esprit de recherche
Il est donc clair qu’une part de hasard intervient plus ou moins dans de nombreuses recherches. Cependant, on ne peut parler de sérendipité que lorsque le hasard permet une découverte de façon inattendue, voire aberrante, donnant l’occasion de développer une nouvelle théorie parfois sans rapport avec l’observation initiale. À ce titre, les découvertes des propriétés du sildénafil ou de la pénicilline sont des exemples parfaits. En revanche, celle de la ciclosporine est plus discutable, car si le hasard fait bien découvrir une nouvelle substance dont les propriétés seront secondairement mises en évidence, c’est ce que j’ai nommé “l’esprit de recherche”, qui fait intervenir une méthodologie systématique pour tester un ensemble de substances, qui permet de découvrir un effet espéré. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que l’acuité d’observation reste la qualité principale du chercheur. Sans elle, ces découvertes auraient sommeillé encore quelques années avant de s’imposer inexorablement.
Mais l’observation n’est-elle pas la qualité majeure du médecin ?
L’auteur ne déclare pas de liens d’intérêt.
Bibliographie
1. Alexander Fleming: On the Antibacterial Action of Cultures of a Penicillium, with Special Reference to their Use in the Isolation of B. influenzæ. Br J Exp Pathol 1929 Jun ; 10 : 226–236.
2. E. Chain, H.W. Florey, A.D. Gardner, N.G. Heatley, M.A. Jennings, J. Orr-Ewing, A.G. Sanders: Penicillin as a Chemotherapeutic Agent, The Lancet, Aug 24, 1940, Volume 236, Number 6104 , p219-252.
3. Furchgott RF, Jothianandan D, Khan MT. Comparison of nitric oxide, S-nitrosocysteine and EDRF as relaxants of rabbit aorta. Japanese Journal of Pharmacology.
4. Jean-François Borel : L’histoire de la ciclosporine, Revue d’histoire de la pharmacie Année 1996 Volume 84 Numéro 312 pp. 413-421.
5. Jean-Noël Fabiani : C’est l’hôpital qui se moque de la charité. Les Arènes Ed, Paris 2016.