Sur les murs de la faculté de médecine se trouvent deux médaillons sculptés qui racontent l’histoire d’Hérophile de Chalcédoine et d’Agnodice d’Athènes. Hérophile, premier anatomiste de l’histoire, a formé Agnodice à Alexandrie qui, déguisée en homme, fut la première femme d’Athènes à devenir médecin.
La « nouvelle » faculté de médecine et sa façade
Le 30 décembre 1927, le vieil hôpital de la Charité situé rue des Saint-Pères à Paris est acheté par le ministère de l’Éducation nationale pour construire une nouvelle faculté de médecine, car celle de la rue de l’École de médecine est devenue insuffisante pour accueillir les étudiants. Les travaux commencent en 1935. Seule la chapelle proche du boulevard Saint-Germain, qui devient une église ukrainienne, est gardée. Ces travaux sont interrompus par la guerre et reprennent ensuite.
La façade de la faculté est réalisée en pierre calcaire et ornée par une série de 45 médaillons d’un mètre vingt de diamètre taillés en ronde bosse. Paul Landowski, directeur des Beaux-arts et auteur de la porte monumentale de bronze du n° 45, répartit le travail parmi quatorze grands sculpteurs de l’époque. Le choix des thèmes s’intéresse aux évocations de la médecine de l’Antiquité et du Moyen Âge.
François-Paul Niclausse est notamment chargé de sculpter Hérophile (première dissection, école d’Alexandrie) et Agnodice (femme médecin devant l’aréopage). Ces deux médaillons sont situés sur la façade principale à droite de la grande porte d’entrée. Si bien que l’étudiant en médecine (que je fus, comme bien d’autres !) ne peut que les contempler depuis le trottoir de la rue des Saint-Pères, pour peu qu’il attende l’heure d’un cours ou un examen. Mais que racontent donc ces médaillons, plus liés par l’Histoire que l’on ne pense ?
Une femme nue sur les murs de la faculté
Une scène particulièrement frappante se dégage du médaillon représentant Agnodice devant l’Aréopage. Cette jeune femme à la nudité tranquille retient son vêtement de la main gauche, et deux barbons la considèrent sans aménité tout en reluquant ses formes (Fig. 1). Que s’est-il passé ? Pourquoi cette scène ? Mais qui est donc Agnodice, femme devenue médecin, dans un contexte en Grèce antique où les femmes ne peuvent pas l’être.
Figure 1 – Sculpture de François-Paul Niclausse dans un médaillon de 120 cm de diamètre en pierre de Chauvigny, saillant en gras de taille de 11 cm, soigneusement poli avec le reste de la façade, représentant Agnodice devant les archontes.
Enfance heureuse
Il faut se tourner vers Hyginus, auteur et grammairien latin pendant le règne d’Auguste, qui raconte de nombreuses histoires du monde grec dont celle d’Agnodice [1]. En réalité, Agnodice est une fille de la haute société athénienne. L’époque est particulièrement troublée, car depuis la mort d’Alexandre en 323 av. J.-C., ses généraux se battent pour le partage de l’Empire et Athènes en subit les conséquences. Malgré cela, Agnodice vécut une enfance heureuse et son souci était d’un autre ordre, celui de réaliser son rêve de devenir médecin… Drôle de rêve pour une fille d’Athènes. En effet, dans cette société de citoyens masculins, étudier est interdit aux filles et aux esclaves. Une femme ne peut donc pas devenir médecin ; seuls les hommes peuvent y prétendre. Le grand Hippocrate (mort 70 ans plus tôt) avait bien répété que les femmes pouvaient seulement s’occuper des accouchements et que la maïeutique restait leur unique domaine de prédilection. Mais telle n’est pas l’opinion d’Agnodice : elle sera médecin et non sage-femme. Elle va se donner les moyens de le devenir. Envers et contre tous, si nécessaire.
De fille à garçon
Elle ouvre ses ambitions à son père qui est l’un des hommes les plus riches et les plus influents de la cité [2]. Elle sait que celui-ci l’adore, ravi par sa beauté, son intelligence, son humour pétillant et sa détermination farouche. Elle est le fils qu’il n’a pas eu et il est prêt à tout faire pour elle.
« Père, puisque seuls les garçons peuvent faire des études dans ce pays, je me changerai en garçon ! »
Agnodice le dit sur un ton qui ne souffre pas la discussion. Son père ne discute pas d’ailleurs. Sans regret, elle coupe d’abord ses cheveux. Elle ne regarde pas un instant le tas de boucles blondes qui s’étale au pied de son esclave favorite, qui, elle, sanglote les ciseaux à la main. Une écharpe de lin a tôt fait d’écraser sa poitrine et elle raccourcit son chiton aux genoux, comme le portent les garçons de son âge. Elle assujettit sa ceinture de façon à obtenir un bouffant un peu exubérant qui éloigne le tissu de son corps et ne permet pas de deviner ses formes. Agnodice est devenue un garçon, un charmant jeune homme aux traits un peu trop fins peut-être, mais dans la Grèce antique, ce détail était plutôt bien porté.
« Tu ne pourras pas faire tes études à Athènes, nous sommes trop connus ici, lui dit son père. Mais j’ai pris contact avec le meilleur médecin de notre temps. Il enseigne à Alexandrie en Égypte, il se nomme Hérophile de Chalcédoine. Le coursier vient de m’apporter sa réponse : il attend de pied ferme mon fils Miltiade pour l’enseigner s’il le juge digne. »
« Miltiade le sera, lui répondit sa fille, le front buté, et il ne te décevra pas non plus. »
Hérophile de Chalcédoine
La ville d’Alexandrie est devenue la lumière culturelle du monde de son temps. Le roi Ptolémée, dans la ligne du grand Alexandre, a créé un nouveau Mouseîon (musée) et une bibliothèque. Dans sa ville, il a réuni les plus grands savants de son temps, dont il compte bien favoriser l’expression du génie. Hérophile de Chalcédoine se trouve parmi eux. Sa mission est d’animer l’école de médecine et il s’y emploie avec ardeur. Bénéficiant des facilités offertes par le Mouseîon, il a entrepris de disséquer des cadavres humains, en bravant l’interdit absolu de cette pratique dans les sociétés antiques. Mais tout est devenu possible à Alexandrie… Il est même raconté qu’il a obtenu du roi des condamnés à mort pour pratiquer des vivisections, tant il est important de vérifier que l’anatomie des vivants est semblable à celle des morts… Mais son innovation majeure consiste en la description du corps en bonne santé, ignorée de la tradition hippocratique qui est focalisée sur la maladie. Un grand maître, donc, qui écrit de nombreux livres et qui a déjà rassemblé autour de lui de prestigieux médecins dont le fameux Erasistrate.
Agnodice/Miltiade traverse la mer sans encombre et suit avec grand intérêt l’enseignement de ce maître, à la fois autoritaire et bienveillant, qui anime réellement la première école de médecine de l’Antiquité. Elle se passionne pour l’enseignement de la gynécologie et de l’obstétrique, les femmes étant particulièrement mal soignées dans ce monde d’hommes. Hérophile est un très bon enseignant et il a résumé son savoir dans le Livre des sages-femmes. Son talent pratique, auquel il associe ses élèves, est exceptionnel. Il est même raconté qu’il a été capable d’accoucher des quintuplés, ce qui est une première à Alexandrie. Quelques années plus tard, Miltiade est reçu brillamment en première place de l’examen final de médecine de l’école d’Alexandrie.
Retour à Athènes
Dès son retour à Athènes, Agnodice se consacre à l’art des accouchements et au traitement des maladies des femmes. Pourtant, la loi de cette ville interdit aux femmes et aux esclaves de pratiquer la gynécologie en tant que médecin. À l’époque, les accouchements sont souvent pratiqués par de simples sages-femmes ou matrones qui n’ont pas de réelles connaissances, ce qui provoque régulièrement des accidents. Les médecins n’ont en réalité pas meilleure presse : plus d’une Athénienne a préféré se laisser mourir plutôt que de recourir à leurs services.
Succès
Miltiade a un grand succès. Les femmes font confiance à ce jeune et beau médecin, qui sait leur parler et les comprendre, aussi talentueux que modeste, et qui a été formé par le meilleur des maîtres. Elle révèle même le secret de son véritable sexe à certaines femmes avec une pleine confiance. La réputation de Miltiade dépasse bientôt les murs de la ville pour attirer les patientes de tout le Péloponnèse.
Jalousie
Tant et si bien que des confrères jaloux se chargent de monter une cabale pour détruire ce jeune et brillant jeune homme, devenu gênant en leur faisant souffrir d’un certain discrédit. Ils saisissent l’Aréopage, le tribunal suprême d’Athènes, en l’accusant de profiter de son métier pour séduire et corrompre les femmes mariées qui s’abandonnent trop facilement à ses soins et à ses pratiques. On reproche même à certaines femmes d’avoir feint une maladie pour appeler le médecin à leur chevet et l’attirer ainsi à leur domicile. L’accusation de séduire les femmes des Athéniens est grave, les sanctions encourues sont des plus sévères et peuvent aller jusqu’à la peine de mort.
Comparution
Ce fut ainsi qu’un soir, à la nuit tombante, Agnodice doit comparaître devant les archontes de l’Aréopage, qui lui signifient la gravité des accusations portées contre elle. Il ne lui reste qu’une seule issue pour faire taire ces soupçons infondés. Et lentement, comme se dénude une effeuilleuse, elle laisse tomber son manteau à ses pieds et dégrafe son chiton. Elle apparaît alors, magnifique dans son plus simple appareil, provoquant quelques murmures à la fois réprobateurs et admiratifs dans les rangs des magistrats.
Il devient évident que l’accusation tombe avec le chiton d’Agnodice. Mais elle a bravé un interdit tout aussi formel, car elle ne peut pas exercer la médecine en tant que femme, même si elle peut fournir les meilleures références du monde. En plus de lui interdire la pratique de son métier, les archontes de l’Aréopage veulent lui infliger un châtiment exemplaire pour anéantir toute envie aux filles de suivre son exemple.
La manifestation des Athéniennes
Sur l’Agora se réunissent toutes les femmes qu’Agnodice a déjà soignées, celles qui avaient prévu de l’être, ainsi que d’autres femmes solidaires à la cause.
« Vous, les hommes, n’êtes pas des conjoints, mais des ennemis, puisque vous condamnez celle qui nous a apporté les soins et la santé », clame l’épouse d’un archonte.
« Rendez-nous Agnodice ! » reprennent les autres en chœur.
Une « manif » des femmes d’Athènes. Les hommes, éberlués et ébranlés par une telle unanimité, se regardent entre eux, certainement angoissés par des conséquences domestiques personnelles liées à la décision de l’aréopage. Si bien que dès le lendemain, les archontes reviennent sur leur sentence et rétablissent les droits d’Agnodice et sa possibilité d’exercer son métier de médecin. Ce mouvement de femmes a permis de revenir sur l’interdiction inscrite dans la loi d’Athènes. D’ailleurs, 1 an plus tard le Conseil vote la loi qui permet aux jeunes filles d’étudier la médecine…
Et tout ceci s’est passé il y a 33 siècles ! Cette histoire mérite bien d’être évoquée sur les murs d’une faculté de médecine !
L’auteur déclare être auteur du livre « Les sœurs d’Hippocrate – Ces femmes qui ont fait l’histoire de la médecine », édition Les Arènes 2023.
Bibliographie
1. Caius Julius Hyginus. Fabulae. Paris : Belles lettres, 2012.
2. Fabiani-Salmon JN. Les sœurs d’Hippocrate – Ces femmes qui ont fait l’histoire de la médecine. Paris : Les Arènes, 2023.