Résumé
La vaccination est liée à l’intuition géniale d’Edward Jenner qui a compris que la maladie de la vache (la vaccine) pouvait prémunir les humains de la variole. Mais c’est Louis Pasteur qui a choisi de nommer vaccination (en l’honneur de Jenner) sa technique générale utilisant le principe d’atténuation des germes. Grâce à la technique de vaccination en anneau de William Foege, la variole a disparu de la surface de la Terre depuis 1980.
La grande tueuse de l’histoire
On parle toujours de la peste et du choléra. La réunion de ces deux mots semble déjà résumer l’abomination extrême, et pourtant… La vraie grande tueuse de l’histoire est incontestablement la variole, longtemps dénommée petite vérole, comme si l’adjectif « petite », qui désignait en réalité la taille des vésicules, cherchait à en masquer la gravité !
Aujourd’hui disparue, elle a sans doute tué un quart de la population humaine depuis la création du monde, en tout cas, beaucoup plus que toutes les guerres réunies… Ubiquitaire, elle a agi sur tous les continents en se propageant presque plus vite que ceux qui la véhiculaient. Égalitaire, elle a touché les manants et les rois, les riches comme les pauvres, sans distinction et sans préférence. Possessive, elle a laissé, par de profondes cicatrices, sa trace indélébile à tous ses rescapés… À ses côtés, toutes les autres épidémies semblent de petites joueuses [1].
Surtout que la variole a souvent été cachée sous d’autres noms. En réalité, par le passé, toutes les fièvres éruptives se faisaient appeler « peste ». Ainsi, la peste Antonine de Rome, qui a tué cinq millions de personnes (enfin… à un million près) et qui a certainement précipité la chute de l’empire, était la variole. Plus tard, quand les Espagnols conquirent l’empire aztèque en 1518, ce pays comptait vingt-cinq millions d’habitants. En 1620, il n’en survivait qu’un million et demi… Cortès avait amené une alliée bien plus puissante que ses conquistadores et ses arquebuses : la variole avait finalement vaincu les Aztèques. En retour, les Espagnols se contaminèrent avec la syphilis, qu’ils finirent par rapporter en Europe alors qu’elle n’y existait pas.
On la nomma bientôt la grosse vérole. Avec un peu de recul, on avait assisté à un échange de vérole, la petite contre la grosse !
Une épouvantable épidémie sévit en Europe au XVIIIe siècle : 400 000 personnes moururent chaque année de la variole. En France, Louis XV, lui-même, en fut atteint et s’éteignit dans un horrible tableau frisant la décomposition vivante. Les manants et les rois ! Voltaire écrivait : « la moitié en meurt, l’autre est défigurée » ; raccourci un peu rapide, puisqu’il disait l’avoir contractée, s’en être remis et avoir gardé visage aimable…
Quant à l’Angleterre, elle était particulièrement touchée.
1796 : Berkeley, comté de Gloucester, Angleterre
Le jeune Edward Jenner, après de brillantes études auprès du célèbre John Hunter à Londres, est devenu médecin de campagne dans son pays natal, comme il l’avait toujours souhaité. Ce matin, Edward a attelé son cheval, car il doit faire une visite dans plusieurs fermes des environs de Berkeley où des cas de variole lui ont été signalés. La grande tueuse reprenait du service dans le comté de Gloucester… Il faudra faire bien attention à la contagion. Son angoisse n’est pas tant d’être lui-même malade que de contaminer Catherine son épouse ou l’un des enfants. Plusieurs de ses patients des environs en sont déjà morts au cours du mois précédent. Il se souvient alors d’une croyance populaire qu’il a glanée chez les fermiers du pays : les filles de ferme n’ont jamais la variole ! En parlant avec eux, à son habitude (il les connaît tous depuis l’enfance), ils lui ont rapporté à plusieurs reprises un petit dicton populaire :
« Si tu veux une femme qui n’aura jamais de cicatrices sur la figure, marie une laitière ! ».
Chez toutes ces filles, la variole, quand il réfléchit bien, il ne l’a jamais vue…
Et que penser de cette maladie de la vache, qu’on appelle le cow-pox ou vaccine, qui peut se transmettre à l’homme par contact et donc aux trayeuses ou aux garçons de ferme, sous forme de pustules plus ou moins profondes sur les mains et les avant-bras ? Pustules qui ressemblent beaucoup à celle de la variole…
En réalité, on sait depuis longtemps que la variole elle-même, si elle ne tue pas le patient, le rend résistant à la maladie. Depuis longtemps déjà, la variolisation est pratiquée dans de nombreux pays, c’est-à-dire l’injection volontaire de liquide de vésicules varioleuses à des sujets sains pour leur éviter la maladie. On est censé choisir le liquide provenant de malades dont la maladie a été légère. Malheureusement, les résultats sont bien aléatoires, et certains en meurent.
Il fallait oser, Jenner osa…
Sa consultante, cet après-midi-là, attend dans le vestibule de la maison du docteur. Elle n’ose pas s’asseoir, impressionnée par les lieux. Elle est manifestement en proie à la plus vive agitation et saute d’un pied sur l’autre. Quand Jenner vient la chercher, elle l’aborde avec angoisse :
– M’sieur Edward, est-ce que je vais être défigurée par la vérole ?
– Pourquoi me demandes-tu cela Sarah, interroge Jenner, qui a déjà repéré les pustules sur le bras droit de la fille et a déjà compris toutes les raisons de son émoi ?
– Mais, regardez donc les horribles choses qui m’envahissent…
Elle exhibe plusieurs pustules sur ses mains et cinq grosses sur le gras du bras. Elle a attendu avant de consulter, car on n’est pas bien riche à la ferme. Ce qui explique pourquoi le stade des vésicules est largement dépassé et que la maladie creuse maintenant le derme pour y laisser sa cicatrice indélébile. Jenner vérifie bien qu’il n’y a pas de pustules sur le reste du corps de Sarah et lui demande :
– Dis-moi, Sarah, tu es bien laitière chez maître Turner dans la grande ferme sur la route de Sodbury ?
– Oui M’sieur.
– Tu n’aurais pas eu une vache malade ces derniers temps avec des petits boutons sur le pis ?
– Si, pour sûr, M’sieur. J’ai bien la Blossom avec la mamelle comme vous dites.
– Écoute, ma fille, lui dit Jenner. Non seulement tu n’auras pas de pustules sur le visage, mais en plus, tu ne feras jamais la petite vérole. Quant à tes pustules sur les bras, elles vont guérir. Mais avant cela, Sarah, tu vas me rendre un service. Reviens demain à la même heure, j’aurai besoin de toi !
– Pour sûr, M’sieur Edward, j’y s’rai. Et je vous embrasserai ben pour la bonne nouvelle…
Le lendemain, on est le 14 mai 1796, il fait un temps superbe sur la campagne du Gloucestershire, presque chaud. Edward a convoqué Madame Phipps et son fils de 8 ans, James. Les Phipps sont des laboureurs sans terre, employés dans les grosses fermes du voisinage. Il a décidé d’inoculer le liquide que contient l’une des pustules de Sarah sur le bras du petit James, qui n’a jamais fait la variole et dont la mère s’est montrée inquiète devant l’épidémie et a déjà interrogé le médecin à plusieurs reprises sur l’intérêt d’une variolisation chez son fils.
Sarah est toute intimidée. Elle tend son bras. Jenner soulève alors la croûte de la pustule avec sa lancette et recueille le liquide purulent verdâtre qui occupe le fond de la petite cavité. Puis, il effectue avec le même instrument une scarification sur la face externe du bras de James, qui poussa un petit cri de surprise.
– Allons James, montre à ta mère, à Sarah et à moi, que tu es courageux !
Les deux femmes, deux paysannes, immobiles, retenant leur souffle, sont penchées sur le petit bras de l’enfant, scrutant les gestes du chirurgien. Il prend bien soin d’étaler le pus dans la petite plaie qu’il a créée et recouvre le tout par un léger fragment de charpie propre, qu’il fixe autour du bras (Fig. 1).
Démonstration
L’étape suivante est capitale. Est-elle raisonnable ? Après avoir vérifié que la vaccine a bien « pris » sur James sous la forme d’une belle pustule, il faut aller jusqu’au bout
du raisonnement et tout faire pour qu’il attrape la variole.
Aujourd’hui, une telle démonstration se heurterait à un processus très complexe, dont les démarches indispensables (comprenant la constitution de comités d’éthique, de réunions d’experts, l’élaboration de protocoles randomisés en double aveugle et des discussions académiques) prendraient déjà bien des mois, sinon des années. Jenner estime qu’il n’a pas le temps devant l’épidémie qui ravage le comté et il se montre plus expéditif. Ce qu’il fait se nommerait aujourd’hui une expérimentation humaine, qui serait évidemment interdite.
En effet, 6 semaines plus tard, Jenner inocule délibérément à son petit patient le liquide d’une vésicule varioleuse. Il n’a que l’embarras du choix pour trouver le donneur. James supporte tout cela sans embarras avec une simple fièvre dans les jours qui suivent et il semble impossible de l’infecter par la terrible maladie. Jenner recommence 6 mois plus tard, sans aucune réaction.
Figure 1 – La vaccination de James Phipp par Jenner.
Doutes et critiques
Comme tous les grands découvreurs, Edward doit faire face au scepticisme et à l’incompréhension. Son rapport initial n’est même pas publié par la Royal Society. Il publie à ses frais : « An inquiry into the causes and effects of the variolae vaccina », où il se satisfait d’une approche empirique et ne se soucie pas d’aller plus avant dans la compréhension du phénomène [2]. Il appelle pourtant « virus » le facteur mystérieux de la vaccine (d’après un mot latin qui signifie poison). Dès que ses travaux sont un peu connus du public, il doit subir une campagne de presse contre sa vaccination, car bon nombre de gens, d’après les caricaturistes en tout cas, redoute qu’elle leur fasse pousser des cornes sur le front !
Cependant, beaucoup de ses collègues l’appuient et, après une requête du Parlement, il obtient du roi une somme de 10 000 livres pour continuer ses travaux. Mais ce n’est qu’en 1840 que la vaccination devient recommandée en Angleterre et qu’on y interdit la variolisation.
Entre-temps, d’autres ont compris l’intérêt des travaux de Jenner. Conseillé par le Dr Guillotin (inventeur de l’outil tranchant qui porte son nom), Napoléon voit tout de suite l’intérêt d’une telle découverte. Lui qui se prépare à envahir l’Angleterre ! En 1804, redoutant plus les virus anglais que leurs canons, il fait vacciner tous les volontaires de la grande armée au camp de Boulogne. Contre la maladie, comme dans d’autres domaines, nul n’est prophète en son pays !
Paris 1879. Pasteur réinvente la vaccination
Pasteur et son équipe travaillent sur le fléau des poulaillers français : le choléra des poules, dont ils ont réussi à cultiver la bactérie causale. Pour s’en assurer, ils vérifient en particulier que chaque injection de leurs cultures entraîne bien le décès rapide des volatiles.
Mais le destin frappe parfois à la porte en empruntant des circonstances imprévues. Car les assistants de Pasteur sont partis pour de courtes vacances en oubliant d’injecter les poules de la semaine, tout en laissant leurs cultures se morfondre sur la paillasse du laboratoire. À leur retour, conscients de leur erreur, ils se précipitent pour piquer de nouvelles poules en utilisant les cultures de bactéries qui avaient été préparées avant leur départ et restées depuis à l’air libre.
Et là : mystère ! Les poules ne meurent pas.
Pas très fiers, ils avouent au patron leur négligence. C’est alors sans doute que Louis Pasteur apporte la preuve de son intuition et pour tout dire de son génie. Il demande à ses assistants de piquer ces mêmes poules avec une préparation récente très virulente et d’injecter également de nouvelles poules comme contrôle. Le résultat ne se fait pas attendre, les nouvelles poules meurent immédiatement, mais les poules déjà piquées survivent.
Que s’est-il passé ?
C’est alors que Pasteur fait le rapprochement avec la fameuse découverte d’Edward Jenner, quand la maladie des vaches les avait protégées de la maladie humaine, car il en est intimement persuadé : la vaccine (le cow-pox) n’est qu’une forme atténuée de variole. Et il devine que le bacille du choléra des poules s’est « atténué » au contact de l’air du laboratoire en attendant le retour de vacances de ses assistants. Il vient de mettre le doigt sur le principe « d’atténuation » qui va être à la base de tous les futurs vaccins que l’on nomme aujourd’hui « pasteuriens », du charbon jusqu’à la rage.
« J’ai appelé cette technique la vaccination, en hommage au grand Jenner », dira-t-il plus tard. Notons au passage que c’est la raison pour laquelle on retrouve dans le mot « vaccin » devenu si banal et désignant aussi les vaccins à ARN messager, la racine vacca (vache en latin).
1971 : La victoire, enfin !
Un ordre vient de tomber : le Dr William Foege doit rallier d’urgence la province d’Ogoja au sud-est du Nigeria par tous les moyens en sa possession : il s’agit d’une nouvelle épidémie de variole que Genève a décidé de juguler immédiatement. William Foege est un jeune médecin de l’OMS. Il est encore tout frais émoulu de la prestigieuse université de Harvard et remplit pour le moment les fonctions de médecin vaccinateur en attendant mieux.
Encore une mission d’épouvante, décidée par ses supérieurs de l’OMS à Genève : « Vous partez tout de suite pour la province d’Ogaja autour du village de Yahé au nord du Biafra, avec une équipe et toutes les doses de vaccins que vous pourrez rassembler. »
Mais, en fait, William ne possède que 2 000 doses, et la population qui lui est annoncée est d’au moins 200 000 personnes… Petit problème ! Et le programme en vigueur à l’OMS, que déploie Donald Henderson, le grand patron des « Centers for Diseases Control », a pour objectif d’éradiquer la variole en vaccinant au moins 80 % de la population.
William se met alors à réfléchir à ce qu’il allait bien pouvoir faire. Comment piéger ce damné virus ? Peut-être en se mettant à sa place. Il doit analyser ses faiblesses. Car il en a, contrairement à ce que certains spécialistes serinent depuis toujours. D’abord, il n’est pas aussi contagieux qu’on l’a prétendu dans le passé. On sait par ailleurs que la variole ne se transmet qu’à partir de l’éruption, c’est-à-dire plusieurs jours après le début réel de la maladie, et donc à un moment où le malade est déjà alité. C’est bien sur ces points faibles que William doit agir (Fig. 2).
Figure 2 – Dr William Foege, vainqueur de la variole.

Penser autrement
Le premier temps est d’abord de repérer les varioleux. Ce qui suppose un bon maillage d’informateurs en les joignant par radio dans un aussi vaste territoire. William peut s’appuyer sur tous les correspondants du réseau régional de santé dont la plupart parlent l’igbo et qui connaissent parfaitement le terrain. Radio-tamtam, cette voix envoutante de la nuit africaine, ferait le reste…
Ensuite, dès que le malade est localisé, il faut l’isoler. Celui-là n’a plus d’importance, il va développer la maladie et peut-être va-t-il en mourir, mais ce n’est pas la peine de gaspiller un vaccin pour lui, c’est trop tard. Car ce que William concocte est nouveau : il ne faut vacciner que ceux qui l’ont approché ou risquent de le faire et créer ainsi une barrière autour de lui : une sorte d’anneau hermétique qui emprisonne l’épidémie.
À peine arrivé sur place, William commence à localiser l’épidémie, village par village, sur une carte détaillée de la région. Après avoir répertorié les axes de communication et relevé toutes les voies pouvant faciliter l’extension de la maladie, il parvient à définir trois zones « chaudes » où est concentrée la grande majorité des varioleux. C’est alors qu’il met en application son idée de « vaccination en anneau ». Il se fonde sur la notion de sujets-contacts qui devient le bouclier humain s’opposant au virus. Ce sont eux qu’il faut vacciner prioritairement. Pendant plusieurs semaines, le Dr Foege et ses troupes mènent cette campagne tambour battant. Tant et si bien que lorsque les doses réclamées à Genève arrivent enfin, l’épidémie est jugulée. Foege a réussi à arrêter le virus avec une consommation très faible, puisqu’il n’a vacciné que 15 % de la population concernée [3]. Partout dans le monde les résultats de la vaccination en anneau de Foege sont spectaculaires. Ainsi, l’OMS peut enfin triompher le 8 mai 1980 en annonçant l’éradication totale de la variole de la surface de la Terre. Par là même, la vaccination obligatoire et systématique peut être abandonnée.
L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêt.
Bibliographie
1. Berche P. Une histoire des microbes. Montrouge : John Libbey Eurotext, coll. Sélection M/S, médecine sciences 2007.
2. Jenner E. An Inquiry into the Causes and Effects of the Variolæ Vaccinæ. A Disease Discovered in Some of the Western Counties of England, Particularly Gloucestershire, and Known by the Name of the Cow-Pox. Kindle Edition.
3. Foege W. House on Fire: The Fight to Eradicate Smallpox. University of California Press, 2011.