L’ANI, pour Analgesia/Nociception Index, permet d’évaluer le reflet du tonus parasympathique, et donc l’état du confort des patients sédatés ou non communicants. Une valeur d’ANI proche de 100 correspond à un tonus parasympathique prédominant (bas niveau de stress, absence de douleur) et une valeur proche de 0 correspond à un tonus sympathique prédominant (haut niveau de stress, nociception).
Le Dr Chloé Prod’homme est maître de conférences universitaire et praticien hospitalier au CHU de Lille en médecine palliative. Elle nous a accordé un entretien sur leur utilisation de ce dispositif.
Pourriez-vous nous présenter votre service ?
Je travaille au sein du CHU de Lille, dans l’unité de soins palliatifs qui compte dix lits d’hospitalisation complète, et un projet d’hôpital de jour de quatre lits, dont nous espérons l’ouverture prochaine. Nous avons aussi une activité de consultation et notre activité principale concerne une équipe mobile intra-hospitalière de soins palliatifs où nous prenons en charge près de 1 000 patients par an.
Les hospitalisations en unité de soins palliatifs concernent une majorité de patients atteints de cancer, mais aussi atteints par des maladies neurodégénératives, le CHU de Lille étant un centre de référence pour la SLA notamment. Nous avons également des prises en charge d’insuffisance d’organe, de maladies chroniques, dans les situations les plus complexes, notamment pour la gestion des symptômes pénibles ou de gériatrie.
Pouvez-vous présenter l’ANI ?
L’ANI est une technique non invasive et indolore, développée par la société MDoloris située à Lille, qui a pour objectif d’évaluer l’activité du parasympathique du patient à travers ses récepteurs cardiaques, donc à travers la variabilité de sa fréquence cardiaque. C’est vraiment un index du confort parasympathique, qui vient donner une mesure du système nerveux autonome. Le système parasympathique a tendance à être modifié en cas de stress du corps humain. Ce stress peut être aussi bien physique (comme la douleur) que psychologique (angoisse, peur, anxiété).
Ce moniteur a été en premier lieu inventé pour les patients en anesthésie générale afin de mieux ajuster l’algo-sédation, puis pour des patients gravement malades en unité de soins intensifs, sédatés, souvent sous ventilation.
Ainsi, au CHRU de Lille, il existait plusieurs services qui avaient l’habitude d’utiliser l’ANI, notamment le service du Dr Mathieu Jeanne, qui est anesthésiste réanimateur aux grands brûlés et qui a beaucoup étudié l’ANI. Les services de néonatologie l’utilisent aussi, avec un moniteur qui est adapté pour les tout-petits.
En fait, cet outil s’est révélé pertinent pour évaluer le confort des patients en fin de vie non communicants, que ce soit en lien à une sédation palliative ou à des troubles de vigilance. C’est ainsi qu’on a commencé à l’utiliser il y a 6 ans dans notre unité de soins palliatifs.
Dans les soins palliatifs, quels sont les bénéfices attendus ?
La clinique des soins palliatifs va être tournée sur le soulagement de la souffrance des patients, notamment en fin de vie, avec une attention très importante à cette évaluation de la souffrance. Les soignants parlent beaucoup de confort ou d’inconfort, qui est quelque chose de plus palpable (l’absence de douleur, d’anxiété, le bon positionnement…), qui peut être le corollaire « soignant » à la souffrance. La souffrance est bien entendu quelque chose de beaucoup plus large, une expérience très subjective qui contient à la fois des symptômes physiques, mais aussi psychiques et existentiels. On parle beaucoup de la souffrance comme quelque chose en lien avec l’expérience de la maladie, des pertes, du statut de « mourant ». Cela nécessite une prise en charge pluridisciplinaire pour arriver à atténuer les souffrances des patients, et son évaluation restera toujours partielle et incertaine, du fait même de sa définition comme une expérience subjective. L’ANI n’a pas vocation à « objectiver » la souffrance du patient en fin de vie. Néanmoins, si on s’éloigne un peu de ce concept de souffrance pour aborder plutôt les concepts de confort, et notamment de confort « parasympathique », l’évaluation physiologique peut être une aide pour les soignants. En premier lieu, on va se fonder principalement sur l’auto-évaluation des patients. Qu’est-ce qu’ils nous disent de leur douleur ? de leur inconfort ? de leurs symptômes pénibles ? Mais souvent, en soins palliatifs, la maladie, l’altération de l’état des patients ou les traitements utilisés (comme les pratiques sédatives) peuvent venir empêcher la communication en fin de vie. Néanmoins, l’évaluation du confort reste nécessaire pour éviter les symptômes pénibles et l’administration futile de médicaments et leurs effets secondaires. Les soignants vont alors utiliser l’hétéroévaluation. C’est vraiment une expertise des infirmières, des aides-soignants, des médecins, des psychologues, qui vont croiser leur regard, avec aussi celui des proches qui connaissent bien la personne malade, pour savoir si cette personne qui ne peut pas communiquer nous semble confortable ou pas. Donc on va s’appuyer sur l’examen clinique, sur la connaissance du patient, sur des échelles standardisées, comme l’Algoplus ou l’ECPA, qui sont des échelles d’hétéroévaluation du confort. Mais ces échelles, forcément, restent faillibles et parfois il reste des situations d’incertitude, ou d’interprétation très différente entre soignants sur l’état du confort du patient non communicant en fin de vie. Par exemple, il y a des pathologies comme la maladie de Parkinson qui donne une amimie. La lecture du visage du patient ne permet pas de savoir s’il souffre, s’il est inconfortable, et donc nos échelles d’hétéroévaluation ou notre expertise clinique sont mises à mal. La technique est finalement venue nous dire qu’elle pouvait peut-être nous aider, à l’approche de la mort, à percevoir l’état de confort des patients en fin de vie, grâce à cette mesure physiologique du système parasympathique.
L’appareil se présente comment ?
L’appareil se présente comme un écran plus petit qu’un ordinateur ou qu’un scope, qu’on peut accrocher à la potence des patients ou bien poser sur une table de chevet (Fig. 1). Cet écran est relié au patient à l’aide de deux capteurs posés sur son thorax. C’est une mesure non invasive, non douloureuse. Sur l’ANI, on va avoir une intégration de la variabilité de l’espace RR et on va avoir deux courbes : une courbe qui donne une mesure instantanée et une courbe qui donne une moyenne sur les dernières minutes (Fig. 2). L’ANI enregistre également les données, donc parfois sur certains patients, on va le poser pendant 24 heures pour voir d’éventuels moments d’inconfort en dehors des passages des soignants ou de la présence des proches, et ajuster nos soins. Ça aide aussi les équipes paramédicales dans leurs soins, potentiellement douloureux, pour ajuster la dose ou la fréquence des traitements symptomatiques ou ajuster la manière dont on réalise le soin.
Figure 1 – Présentation de l’appareil, posé dans cette chambre sur la table de chevet.
Figure 2 – Écran de l’appareil. Courbe rouge : mesure de l’ANI moyen ; courbe jaune : mesure de l’ANI instantané.
Est-ce que ça supplante vos observations ?
La plupart du temps, les mesures de l’ANI semblent corrélées à notre expérience clinique. Nous sommes d’ailleurs en train d’étudier scientifiquement cette corrélation dans une étude prospective. Mais, parfois, nous sommes surpris et cela nécessite que nous puissions être remis en cause par l’outil ! Nous l’utilisons généralement en cas de doute ou bien si les différents regards sur le confort du patient diffèrent. Le plus souvent, l’outil permet de lever le doute. Au final, ça nous fait un regard supplémentaire sur l’état de confort du patient. Au départ, on pensait que c’était un appareil qui suppléerait l’hétéroévaluation des soignants, comme s’il était capable de nous donner la vraie réponse sur l’état du confort du patient, « d’arbitrer ». Mais avec l’expérience, on s’est rendu compte qu’il s’agissait simplement d’un regard parmi d’autres, un outil qu’il fallait interpréter, avec ses limites. Nous allons collaborer avec l’outil, et intégrer son résultat à l’ensemble des évaluations des soignants, et en discuter entre nous. Par exemple, dans certaines situations, nous privilégions le principe de précaution vis-à-vis d’un éventuel inconfort. Si le soignant a l’impression que le patient est inconfortable, mais que l’ANI est plutôt bon, on va quand même augmenter les traitements. Si, au contraire, l’hétéroévaluation des soignants nous dit qu’il est confortable, mais l’ANI est trop bas, on va aussi augmenter les traitements, par principe de précaution.
Ou encore, sur un ANI bas, on va pouvoir faire des tests thérapeutiques en mettant par exemple un bonus de morphine. Si l’ANI ne répond pas du tout, on va essayer un bonus de midazolam, et là, l’ANI va remonter. On saura que l’inconfort de cette personne, qui ne communique plus, était sans doute lié à un état de stress ou d’anxiété, et que c’est plutôt le midazolam qui va nous être utile. Cela va aussi nous aider à ajuster finalement nos traitements. Parfois l’outil rassure déjà certaines familles ou soignants, qui craignent que les traitements soient trop dosés, ou non proportionnés, et que cela puisse favoriser le décès. Dans ce cas, l’ANI peut également être un outil pour éviter le surdosage, car les seuils peuvent aussi permettre d’identifier cela.
Quelles sont les contraintes de ce dispositif ?
D’abord, il y a des contraintes très matérielles, il faut lui faire de la place dans la chambre ou le mettre du bon côté si on tourne le patient au moment de la toilette et si on veut garder les capteurs, par exemple. Il faut l’expérimenter. Puis, comme c’est une mesure continue et chiffrée, elle peut attirer le regard à la fois des soignants et des familles. Le chiffre rassure, mais sa variabilité peut aussi créer une hypervigilance anxieuse. Cette attirance du regard n’est pas forcément négative. L’une de mes collègues, quand elle arrive dans le service, elle jette un coup d’œil dans chaque chambre avant même de commencer son tour. Dans des chambres avec un ANI bas, la couleur est rouge ou orange, cela capte le regard. Alors, elle va rentrer dans la chambre de ce patient et passer plus de temps à son chevet pour essayer d’évaluer son inconfort. Mais ça peut aussi attirer le regard plutôt négativement, par exemple, quand il y a l’ANI dans une chambre, on va avoir tendance à regarder la machine avant même la personne malade, et peut-être même, moins la regarder. Dans ces cas-là, il faut se méfier du risque de « déshumaniser » la personne malade. On va alors soit retourner l’écran, soit essayer de le cacher d’une vision trop directe en rentrant en chambre. Il nous paraît important de bien utiliser cet outil, pour qu’il ne nous fasse pas « perdre en expertise » et reste un complément à notre propre évaluation, et non un remplaçant.
Quel est le regard des familles ?
La plupart des familles sont très positives vis-à-vis de l’ANI parce qu’elles voient qu’on essaye de tout faire pour que leur proche ne souffre pas. Mais certaines sont anxieuses, et sont attirées par cette courbe pour s’assurer qu’elle ne baisse pas trop. Donc il faut pouvoir informer les familles de son utilité, de manière transparente, du fait que ce soit un capteur qui est un reflet du système nerveux autonome et qu’il va forcément varier. Par exemple, un bruit soudain peut faire baisser l’ANI, ou au contraire la présence des proches au chevet du patient peut montrer que le patient est plus confortable à ce moment-là (ce qui parfois renforce les proches dans leur accompagnement !) Mais il faut que ce soit bien expliqué parce que, sinon, les familles peuvent aussi faire l’amalgame avec le scope cardiaque et avoir l’impression qu’on veut remédicaliser la fin de vie, ce qui n’est pas du tout l’objectif. Donc, cet ANI doit être utilisé au bon moment dans un objectif précis, en l’expliquant à l’ensemble des acteurs du soin (proches et soignants).
Maintenant, comme cela fait plusieurs années qu’on l’utilise, les paramédicaux ont aussi l’idée de l’utiliser. Ils savent interpréter les courbes et rapporter les données lors de synthèses ou des réunions pluridisciplinaires où l’on se questionne sur l’état du confort du patient.
Cela nous offre vraiment un regard supplémentaire. Mais ça ne doit pas empêcher les soignants d’avoir leur propre regard sur l’hétéroévaluation des patients. Ça ne doit pas remplacer les soignants, mais être un outil qui optimise et renforce encore plus leur manière d’évaluer le confort des patients en fin de vie.