Introduction
Par Thierry Darnaud
Trop souvent, il est attribué une image négative des personnes âgées atteintes d’une maladie neurodégénérative en les réduisant à des personnes incapables de se souvenir ou de créer de nouveaux liens. Réduire une personne âgée à sa maladie quand elle se nomme Alzheimer ou démence conduit à la chosifier, car nous ne lui reconnaissons plus le droit de penser « normalement ». La reconnaître en tant que personne humaine à part entière est un impératif d’humanité que les soignants du monde de la gérontologie ont parfois du mal à préserver. Confrontés à l’accomplissement quotidien des soins de nursing avec comme seule finalité la mort, ils sont piégés dans le paradoxe d’un prendre soin pour mourir sans pour autant être dans une posture aujourd’hui dédiée aux soins palliatifs.
La maladie neurodégénérative est bien souvent appréhendée sous le seul prisme d’une maladie de la mémoire consécutive à une dégénérescence neurologique. Or nous savons aujourd’hui, notamment grâce aux travaux de Martial Van der Linden [1], que les choses sont plus complexes que cela. Nous n’irons pas plus loin dans ce débat de spécialistes, mais pour renforcer la nécessité d’une autre lecture permettant une compréhension des actes posés par ces humains qui ont quelque chose en plus, nous parlerons dans ce dossier de maladie neuro-évolutive (MNE) et non de maladie neurodégénérative.
Si ces pathologies influent la communication des personnes qui en souffrent, elles affectent aussi leurs interactions sociales et provoquent des réaménagements familiaux par la désignation d’un caregiver. Nous mettrons donc l’accent sur ces deux aspects dans cette série, avec un article présentant le concept de mémoire implicite affective et un second sur celui du répit psychologique des proches aidants (à paraître dans le numéro de juin).
« Une personne qui ne pense plus, qui n’éprouve plus et qui ne communique plus »
Les troubles cognitifs majeurs peuvent se révéler être un véritable obstacle dans la prise en charge des personnes âgées et initier des comportements de non-compréhension et de rejet chez les caregivers familiaux ou professionnels. Il est alors souvent conféré à la personne âgée atteinte d’une MNE la caractéristique d’être une personne qui ne pense plus, qui n’éprouve plus et qui ne communique plus. Cette croyance nous conduit à ôter à la personne âgée son statut d’humain et elle est amplifiée par un mécanisme de défense de notre psychisme face au destin mortel que toute MNE vient souligner. Sans le vouloir et sans en avoir conscience, en s’appuyant sur un docte savoir, nous réifions la personne à sa maladie et nous ne la regardons plus comme un frère en humanité, ce qui lui interdit la possibilité d’être ainsi vue.
« Fraternels par l’existence »
La fraternité ne repose pas seulement sur une position concrète, biologiquement déterminée, car le lien biologique d’espèce qui unit les hommes se double d’un sentiment d’appartenance et d’un vécu de dépendance/responsabilité des uns par rapport aux autres. La fraternité suppose la prise en compte et le respect de l’autre dans ses droits et besoins.
Être fraternel, c’est aider quelqu’un à penser qu’il est un autre, mais aussi un possible soi-même.
Nous ne sommes donc pas fraternels par essence, mais par l’existence et nous nourrissons notre sentiment d’humanité dans le regard que pose l’autre sur nous et non dans notre croyance d’appartenance ou de possession d’un statut.
La fraternité repose donc sur une alliance symbolique entre personnes qui se vivent frères, car ils souhaitent se faire vivre comme tels.
« L’Autre est un autre que moi »
Toujours en s’appuyant sur les travaux de la psychanalyse, nous savons que la haine, l’hostilité vis-à-vis du frère et le désir parricide sont premiers. Ces sentiments conduisent au meurtre agi de façon réelle ou symbolique et, sans cette étape, il ne peut y avoir celle du repentir qui permet la mutation vers l’alliance fraternelle symbolique.
Ainsi, la haine, l’hostilité et le désir parricide sont à l’origine des sentiments fraternels qui ne peuvent se former qu’en rencontrant les interdits fondamentaux.
Comme l’a démontré avec pertinence Jean Maisondieu [2], tous les éléments sont réunis pour que les porteurs d’une MNE soient victimes d’un autruicide, c’est-à-dire d’un meurtre sans cadavre, puisque symbolique. Quand la fraternité groupale est refusée à celui qui se pense membre dudit groupe, l’homme se sent violemment exclu, a fortiori s’il est vieux et qu’il perçoit les loupés de sa mémoire. Quand cette exclusion est pensée irréversible par l’ensemble des protagonistes, elle trouve dans la violence meurtrière une échappatoire pour celui qui n’a plus rien à perdre, ni de respect pour personne à commencer pour lui-même. En effet, comme l’écrit Maisondieu [3] : si « l’Autre est un autre que moi parce qu’il est relativement le même, parce qu’il est à la fois semblable et différent » comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch [4], un individu ne peut se percevoir et se vivre confortablement comme un sujet à nul autre pareil que si les autres le reconnaissent comme l’un des leurs et l’acceptent tel qu’il est, malgré la différence qui le singularise parce qu’ils admettent qu’elle ne l’empêche pas d’être : « relativement le même » qu’eux.
Inversement, le « fait de ne pas prendre autrui en considération » pour quelque raison que ce soit s’avère être un meurtre sans cadavre puisqu’il n’y a pas mort d’un homme, du moins pas dans l’immédiat, mais seulement sa déshumanisation par négation de son altérité, de sa subjectivité. Bref un autruicide.
« Faire pour et à la place de leur aîné »
Ainsi dans ce dossier, nous invitons le lecteur à considérer la personne âgée et ses caregivers comme des personnes ayant un en-plus : la MNE qui les touche, et non comme des personnes ayant un en-moins qui les disqualifie.
Considérer son histoire et son parcours n’est pas suffisant pour comprendre ce que vivent aujourd’hui la personne âgée et son caregiver. Il faut considérer leurs besoins, leurs goûts, leurs difficultés et leurs souffrances face aux changements que provoque la MNE pour aborder ces situations de façon constructive. Il faut lire ce qui advient avec la MNE dans une lecture circulaire pour appréhender le mécanisme d’autruicide en gérontologie. La perception consciente et/ou inconsciente de ses troubles mnésiques incline la personne âgée à se replier sur elle-même pour se protéger. Ce mécanisme de défense est souvent banalisé par l’entourage qui trouve des arguties explicatives. Il est fatigué par une rechute de Covid, c’est son arthrose qui le fait souffrir et d’autres bonnes causes sont alors invoquées pour justifier son humeur morose et atrabilaire. Mais l’avènement de ce changement thymique va entraîner un début de mise à l’écart de la personne âgée qui la satisfait dans un premier temps. En effet, cette distanciation sociale lui apporte l’économie de la confrontation avec ses difficultés. Elle s’enferme autant qu’on l’enferme dans une posture où les troubles de mémoire vont trouver dans ce repli une origine honorable pour tous. Cette spirale relationnelle va s’amplifier plus ou moins rapidement en fonction des contextes affectifs singuliers dans lesquels elle émerge. Il est alors inutile de chercher une cause princeps, il convient de comprendre le jeu relationnel que la personne âgée et son entourage affectif nourrissent en boucle. Cette interaction conduit inévitablement à la désignation d’un proche aidant qui viendra, à l’insu de son plein gré, renforcer le mécanisme d’autruicide dont la personne âgée est victime, mais aussi et pour partie auteur. La reconnaissance par l’entourage de la personne âgée de la nécessaire présence d’un caregiver familial ou professionnel signe l’enfermement des deux dans ce jeu relationnel fou que nous avons déjà décrit [5]. Avec l’évolution des troubles cognitifs, les conseils de professionnels et de proches invitent les caregivers à ne plus trop écouter et à faire pour et à la place de leur aîné. L’écoute des savants discours tenus sur son compte invite la personne âgée à se réfugier dans sa mémoire. Mais comme l’un et l’autre ne peuvent pas ne pas se comporter, les conflits, les troubles comportementaux et verbaux tels que les palilalies vont être les moyens maladroits d’ajustement relationnels utilisés. Cris, bagarres et autres stratagèmes d’enfermement et de contentions sont souvent confiés dans les larmes par les caregivers en consultation hospitalière. Dire que dans ces situations plus personne ne se regarde est une lapalissade. La personne âgée est alors inévitablement déchue de son statut d’humain, elle est un corps déambulant sans esprit (étymologiquement un dément) dont il convient de s’occuper.
« Notre corps s’exprime dans chaque situation rencontrée »
La question n’est pas de maintenir les personnes dans ce qu’elles ont été, mais de leur faciliter l’intégration des changements qui s’inscrivent dans leur quotidien. Ainsi les différences feront la différence dans leur vie qui leur permettra de poursuivre un tricot relationnel intégré dans un tissu social dans lequel un hébergement peut trouver tout son sens au lieu d’être perçu comme une rupture imposée par un non-choix.
Ce travail auprès des personnes âgées et des caregivers accueillant un tiers étranger dans leur quotidien, comme le démontrera Emmanuelle Ballarin dans le prochain numéro, passe aussi par une remise de sens sur les comportements apparemment insensés. Le postulat du sens est un impératif éthique et praxéologique pour les professionnels du champ de la gérontologie. Il faut se défaire du prisme du discours et se rappeler que la communication non verbale se révèle être le moyen de communication le plus utilisé. Notre corps s’exprime dans chaque situation rencontrée. Il est possible de constater que le langage par le corps, s’exprimant au travers du tonus et de la gestualité, appuie le discours verbal, voire dans certains cas le remplace. La mise en mots de la pensée passe par une mise en corps qui facilite les processus cognitifs sous-jacents à l’expression émotionnelle. Par langage corporel, il faut entendre les gestes, les tensions ou relâchements musculaires, les attitudes ou les inflexions vocales. Cet ensemble d’éléments non verbaux est porteur d’informations qui sont toujours plus signifiantes, car moins contrôlées que peut l’être un propos menteur bien déguisé. Cet aspect non verbal peut être produit de manière volontaire ou involontaire, mais il s’acquiert automatiquement dès le plus jeune âge et s’opère jusqu’à la fin de la vie. Ingrid Hennebert nous invite dans ce dossier à considérer le concept novateur de mémoire implicite affective et nous verrons avec elle combien la prise en compte de ce processus change en profondeur notre regard sur les effets des MNE.
La mémoire implicite affective : support d’une reconnaissance non conscientisée ?
Par Ingrid Hennebert
Il est important de ne pas réduire une personne âgée à sa maladie, mais de la reconnaître en tant que telle. Considérer son histoire, son parcours, ses besoins, ses goûts puis sa maladie est l’une des meilleures façons pour aborder une personne âgée atteinte d’une maladie neuro-évolutive (MNE). Bien souvent, il est attribué une image négative des personnes âgées atteintes d’une MNE en les réduisant à des personnes incapables de se souvenir ou de créer de nouveaux liens. Nous pensons avec Louis Ploton [5], et d’autres psychogérontologues, que la mémoire affective persiste chez les personnes atteintes d’une MNE et ce, même à un stade avancé. Elle permettrait aux personnes âgées atteintes d’une MNE de reconnaître les personnes sans pouvoir être capables de dire qui elles sont.
Mémoire implicite
Les termes de mémoire explicite et implicite, composantes de la mémoire à long terme, ont été utilisés pour la première fois par Graf et Schacter [6]. Il ne s’agit pas de systèmes de mémoire, mais de modes de récupération de l’information. La mémoire explicite correspond aux situations dans lesquelles le sujet rappelle de manière consciente et volontairement des informations stockées. Quant à la mémoire implicite, elle est décrite comme étant une « mise en évidence en observant les effets dits d’amorçage » [7]. Plus précisément, le rappel d’information s’opère sans que l’individu ait conscience de faire appel à sa mémoire.
« Une mémoire inconsciente »
Delage et Lejeune caractérisent la mémoire implicite comme étant une mémoire inconsciente [8]. Pour ces auteurs, la mémoire implicite est « une mémoire sans souvenirs ». Ils considèrent que celle-ci englobe non seulement des acquisitions par apprentissage, des souvenirs oubliés, des expériences perceptives et émotionnelles, mais aussi une mémoire relationnelle liée aux interactions avec autrui [3].
« Continuer à tisser le lien affectif avec son entourage »
Au cours de l’évolution d’une MNE, la mémoire déclarative est précocement touchée au profit de la conservation de la mémoire implicite et ce, même à un stade avancé. Suite à l’apparition et à l’évolution des troubles cognitifs, la mémoire implicite va donner la possibilité de pallier ces difficultés en permettant à la personne âgée de continuer à tisser le lien affectif avec son entourage. La mémoire implicite comprend la mémoire procédurale, mémoire des savoir-faire et des automatismes inconscients, et celle des émotions. Au cours de l’évolution d’une MNE, les structures sous-corticales, jouant un rôle dans le système non déclaratif, restent relativement fonctionnelles. Il est possible de pallier les troubles cognitifs par l’activation d’un passé lié au vécu émotionnel conservé en mémoire implicite [3]. Il est alors possible d’émettre l’hypothèse de la permanence de la mémoire implicite et, de ce fait, la permanence de l’expression des émotions.
« Dualisme des mémoires »
Ribot [4] propose un dualisme des mémoires : l’une serait intellectuelle et l’autre émotionnelle. Il met en avant une reviviscence plus importante des souvenirs marqués par l’empreinte d’émotions intenses. Dans une volonté de mettre en lumière une mémoire spécifique aux sentiments et aux émotions, il va ainsi aborder le concept de mémoire affective. Selon lui, cette mémoire est composée de souvenirs inconscients marqués par une émotion forte [4].
Mémoire affective
Au sein de la littérature scientifique, les termes de mémoire affective et mémoire émotionnelle ont tendance à être confondus. La mémoire affective réfère au lien créé lors d’une relation et, par conséquent, à la qualité subjective de cette dernière ; tandis que la mémoire émotionnelle est décrite comme l’ensemble des souvenirs d’interaction. Ribot [4] rapporte que la mémoire émotionnelle repose sur une reviviscence.
« Intelligence affective et mémoire implicite »
Pour Ploton [5], la mémoire affective peut être appréhendée comme étant une « intelligence affective » et une « mémoire implicite ». Il propose que la mémoire affective reste maintenue et elle tient, pour cet auteur, une place importante dans les MNE même à un stade avancé. La mémoire affective s’avère être une capacité à enregistrer, conserver, mais aussi à restituer des informations du fait de sa charge émotionnelle sans obligation de mise en mots. Les personnes âgées restent sensibles à l’empathie, c’est-à-dire à un sentiment de compréhension de ce que vit leur interlocuteur. Il s’appuie sur cet argument pour dire qu’il apparaît chez les personnes atteintes d’une MNE une forme de primauté du registre affectif. Malgré les troubles cognitifs, ce registre reste fonctionnel d’un point de vue relationnel. Les émotions vécues dans certaines situations viendraient laisser une empreinte dans la mémoire de la personne atteinte d’une MNE, même si ce mécanisme s’effectue de manière inconsciente. Les émotions vécues dans certaines situations viendraient laisser une empreinte dans la mémoire de la personne atteinte d’une MNE, même si ce mécanisme s’opère de façon non consciente. De ce fait, ce n’est pas l’émotion en elle-même qui subsiste au sein de la mémoire, mais tout ce qui gravite autour : les circonstances, l’impact, les causes et les suites des émotions ressenties.
Théorie des marqueurs somatiques
Les émotions sont des phénomènes internes et observables comprenant plusieurs manifestations comportementales et psychologiques. Les théories cognitives d’évaluation de l’émotion proposent que les émotions soient déclenchées lorsque l’individu évalue chaque stimulus ou situation. La théorie des marqueurs somatiques proposée par Damasio [6] affirme que les réactions physiologiques, associées à des événements vécus dans des situations similaires, sont amplifiées par l’importance de la valence émotionnelle, positive ou négative. Il est possible d’en déduire que si les processus émotionnels sont liés aux processus cognitifs, ils peuvent influencer la mémoire.
« Les émotions modulent l’expérience subjective du souvenir »
Martial Van der Linden [12] affirme que les émotions modulent l’expérience subjective du souvenir. Les souvenirs des événements vécus avec émotions seront donc mieux rappelés et comporteront beaucoup plus de détails qu’un événement vécu sans impact émotionnel. Notre cerveau va préserver inconsciemment certaines informations en mémoire et est guidé par les émotions. Il ne garde que ce qui fait sens et ce qui est marquant pour l’individu. Ainsi, même si les MNE affectent les performances de tâches de mémorisation en mémoire épisodique, il est tout de même possible d’observer de meilleures performances lorsqu’il s’agit d’informations s’accompagnant d’une empreinte émotionnelle.
La reconnaissance et MNE
Au cours de l’évolution d’une MNE, deux types d’agnosie apparaissent : l’anosognosie, c’est-à-dire une absence de prise de conscience des troubles, et la prosopagnosie, lorsque la personne ne parvient plus à reconnaître les visages. La prosopagnosie est une forme d’agnosie visuelle entraînant une perte progressive de la reconnaissance des visages, même les plus familiers, ou une incapacité à encoder de nouveaux visages. Néanmoins, il est important de ne pas confondre et de faire la distinction entre reconnaissance et identification. La reconnaissance est un mécanisme qui s’opère de façon moins profonde que l’identification. La reconnaissance se produit lorsque la personne détermine si le visage présenté est un visage qu’elle a déjà vu auparavant ou qu’elle connaît, tandis que l’identification est un cas particulier de reconnaissance qui est plus approfondi et exhaustif. Ainsi, l’individu identifie un visage, mais est également capable d’accéder à un ensemble d’informations concernant cette personne notamment le type de relation entretenue. De ce fait, la reconnaissance précède l’identification et se révèle en être la consolidation préalable.
Recollection et émotion
La mémoire implicite affective semble donc conduire à la reconnaissance des personnes sans pour autant être capable de les nommer. La recollection induit la reconnaissance d’informations contextualisées relatives au stimulus et la familiarité permet de reconnaître l’objet sans avoir recours à la récupération d’éléments contextuels. L’émotion vécue dans une situation pourrait également induire un sentiment de familiarité qui amènerait l’individu à produire un jugement de reconnaissance. La reconnaissance faciale ainsi que l’émotion exprimée jouent un rôle central dans les interactions relationnelles.
Sentiment de familiarité
Les personnes atteintes d’une MNE conservent une forme de sentiment de familiarité malgré l’évolution de leurs troubles cognitifs. Platel et al. [13] ont montré que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer étaient tout à fait capables de reconnaître la personne en face d’elles. Pour se faire, ils ont confronté deux personnes, atteintes de cette pathologie à une personne qui leur était familière et à une personne inconnue. Elles ont été capables de reconnaître la personne qu’elles côtoyaient régulièrement, mais ont été dans l’incapacité de la nommer. Cette reconnaissance repose sur le sentiment de familiarité.
Théorie de la sélectivité émotionnelle
Carstensen et al. proposent la théorie de la sélectivité émotionnelle [14] et démontre l’existence d’une positivité en mémoire pour les visages exprimant la joie chez les personnes âgées ainsi que chez les sujets atteints de la maladie d’Alzheimer. Deux modes de traitement des émotions sont proposés. Le premier mode de traitement repose sur un traitement fin et élaboré qui tient compte des informations antérieures. Le second est un traitement dit « optimisé » qui consiste à traiter les émotions de façon schématique et automatique, en privilégiant les émotions et affects positifs. Ce deuxième mode de traitement serait moins coûteux d’un point de vue cognitif. La diminution progressive des ressources cognitives conduirait inconsciemment les personnes âgées à privilégier les émotions positives. Ces auteurs avancent également l’hypothèse que les personnes âgées qui sont le plus sensibles aux émotions positives sont aussi celles qui ont des capacités cognitives plus faibles. Ainsi, un visage souriant laisserait une plus forte empreinte en mémoire et ceci induirait un sentiment de familiarité. Ce sentiment de familiarité s’exprime par le sentiment d’avoir rencontré, au préalable, une personne, mais tout en étant incapable de se remémorer le contexte initial de la rencontre. Ce sentiment peut tout à fait être perçu même si le stimulus dont il s’agit n’est pas clairement identifié.
Mémoire implicite affective
Le concept de mémoire implicite affective est la mise en avant de la place des émotions dans le processus de reconnaissance d’une tierce personne par les personnes âgées atteintes d’une MNE. Le concept du sentiment de reconnaissance évalué par les soignants a été abordé au sein d’une étude [15] et a su mettre en évidence qu’une majorité de soignants se sentaient reconnus par les personnes âgées présentant un déficit cognitif important. Dans cette étude, les résultats ont mis en avant que les aides-soignants travaillant en unités protégées (UP) se sentaient significativement plus reconnues par les personnes atteintes d’une MNE à un stade avancé que les aides-soignants travaillant en unités classiques d’Ehpad. Cette analogie peut s’expliquer par le fait que ces professionnels partagent le quotidien des personnes intégrant ce type d’unité et sont en nombre suffisant. De plus, les UP sont conçues dans l’optique de créer un environnement favorable à l’échange entre soignants et soignés. Un sentiment de confiance s’installe progressivement avec les soignants qui contribuent à la qualité relationnelle de ces unités. Les nombreuses interactions entre soignants et soignés seraient donc un moyen de se souvenir ou d’avoir un sentiment de reconnaissance pour les personnes âgées. Ainsi, les résultats de cette étude semblent s’accorder avec le concept de mémoire implicite affective comme support d’une reconnaissance non conscientisée. Les professionnels se sentent très souvent reconnus par les personnes âgées atteintes d’une MNE dont ils prennent soin. Qu’il s’agisse d’une reconnaissance ou d’un sentiment de déjà vu, les personnes âgées parviennent à reconnaître leurs professionnels de façon inconsciente et à témoigner de cette reconnaissance.
La mémoire implicite affective peut se définir comme étant le processus permettant aux personnes âgées même atteintes de troubles cognitifs sévères de verbaliser ou d’effectuer un comportement non verbal témoignant de la reconnaissance d’une personne proche (famille, soignant) sans pouvoir l’exprimer explicitement.
Retrouvez la suite de cette série dans le numéro de juin. Une pause-café pour les proches aidants : du répit psychologique au long cours pour des proches-aidants en quête de sens face à l’intrusion d’une maladie neuro-évolutive, par Emmanuelle Ballarin.
Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt.
Bibliographie
1. Van der Linden M. Penser autrement le vieillissement cérébral problématique. Vieillir aujourd’hui, perspectives cliniques et politiques. Paris : Champ Social Editions, 2019 : 171-82.
2. Maisondieu J. Alzheimer un diagnostic aliénant par autruicide. L’intervention auprès des familles. Lyon : Chronique sociale, 2020 : 130-40.
3. Maisondieu J. Repenser la fraternité pour offrir aux jeunes un avenir meilleur. Conférence aux journées des jeunesses de la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, septembre 2023.
4. Jankelevitch V. Le pur et l’impur. Paris : Flammarion 1960.
5. Darnaud T. La maladie d’Alzheimer et ses victimes… Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 2003 : 145-59.
6. Graf P, Schacter D. Implicit and explicit memory for new associations in normal and amnesic subjects. J Exp Psychol Learn Mem Cogn 1985 ; 11 : 501-18.
7. Poirier N, Gil R. Maladie d’Alzheimer et mémoires. Alzheimer : de carpe diem à la neuropsychologie. Toulouse : ERES 2018 : 79-95.
8. Delage M, Lejeune A. La mémoire sans souvenir. Paris : Édition Odile Jacob, 2017.
9. Carroy J. Psychologie des sentiments et mémoire affective. De Ribot à Proust. Revue philosophique de la France et de l’étranger 2016 ; 141 : 509-20.
10. Ploton L. Ce que nous enseignent les malades d’Alzheimer. Les démences au croisement des non-savoirs : chemins de la complexité. Rennes : Presses de l’EHESP, 2012 : 17-34.
11. Damasio A. L’erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob, 1995.
12. Van der Linden M. Une approche cognitive du fonctionnement de la mémoire épisodique et de la mémoire autobiographique. Cliniques méditerranéennes 2003 ; 67 : 53-66.
13. Platel H, Groussard M, Mauger C. Art et mémoire implicite dans la prise en charge des patients Alzheimer. Communication présentée au 30e congrès de médecine physique et de réadaptation, Le Corum, Montpellier, 2015.
14. Carstensen LL. Evidence for a lifespan theory of socioemotional selectivity. Curr Dir Psychol Sci 1995 ; 4 : 151-56.
15. Hennebert I, Darnaud T. Sense of recognition for healthcare professionals working with institutionalized older adults with advanced neuro-evolutionary disease. J Gerontol Geriatr 2022.