Pourquoi se fait-on de la bile ? – Ou une réflexion sur la théorie des humeurs

C’était l’heure chaude. L’heure où le maître s’asseyait sous le grand platane pour enseigner ses élèves. Il avait vérifié que les nouveaux malades avaient été vus dans la matinée et que personne n’attendait plus dans l’Asclépiéion. Il avait également contrôlé que les assistants avaient rédigé leurs observations, il en avait même relu quelques-unes.
Tous s’étaient maintenant rassemblés, formant un arc de cercle autour d’Hippocrate. À ses côtés se tenaient ses deux fils, Thessalos et Dracon, accompagnés par son gendre Polybe, dit le dogmatique, celui sur lequel comptait le maître pour lui succéder à la tête de l’école…
D’une voix douce, Hippocrate prit la parole :
– Le corps de l’homme n’est qu’un univers en miniature, et comme l’univers, il est composé des quatre éléments fondamentaux : l’air, le feu, l’eau et la terre.
Tous opinaient du bonnet, tant la théorie d’Empédocle leur était familière. Polybe reprit avec l’assentiment d’Hippocrate :
– Comme vous le savez, tous ces éléments peuvent être chauds ou froids, secs ou humides et mutuellement antagonistes, car par exemple, l’eau et la terre éteignent le feu alors que le feu fait évaporer l’eau. Leur équilibre est donc fondamental pour qu’existe un équilibre du corps.
– Cet équilibre, c’est ce que l’on nomme la santé. C’est dans le déséquilibre que s’engouffre la maladie, reprit le maître, confirmant les dires de son élève.
Par un geste, Hippocrate rendit la parole à Polybe, montrant par là que ce qu’il allait maintenant dire exprimait sa pensée et qu’il l’approuvait. La capacité du mari de sa fille à manier les concepts ravissait le maître, plus porté sur les choses pratiques ou sur la morale. C’est la raison pour laquelle il l’avait choisi pour assurer sa suite et rédiger ce qui devait être transmis aux générations futures. Polybe se tourna vers les plus jeunes :
– Tous les jours, vous examinez les liquides qui s’écoulent du corps : les urines, les crachats, le sperme, les selles, le pus ou ce qui s’écoule par le nez ou les oreilles. Ces liquides, ces humeurs, doivent vous faire suspecter la réalité des états des humeurs internes qui gouvernent notre santé et que vous ne voyez pas : le sang qui est source de vie, la lymphe et les biles jaune et noire.
– C’est la circulation de ces humeurs, reprit Hippocrate, qui gouverne l’équilibre des corps. C’est cet équilibre qui nous maintient vivants.
– Ces humeurs ne font qu’exprimer les éléments dont nous sommes tous issus. Ainsi la bile jaune exprime le feu, car sèche et chaude. Le sang humide et chaud est lié à l’air. La lymphe, elle, est associée à l’eau, humide et froide. Quant à la plus subtile, la bile noire ou atrabile, elle correspond à la terre.
Pour tout dire, ni Polype, ni Hippocrate ne savaient réellement ce qu’était la bile noire, c’est-à-dire la mélancolie de mélas (noire) et khôlé (bile). Mais pour eux, cette humeur noire et visqueuse provenant de la rate (puisque la bile jaune venait du foie !) correspondait à la vieillesse. Les atrabilaires étaient aussi appelés les  »nerveux » plutôt sensibles, émotifs, silencieux et intellectuels.
Car le maître était très attaché à distinguer les différents tempéraments humains et à exprimer leur diversité selon la prédominance d’une humeur. Pour lui, la bile jaune était la caractéristique de l’âge adulte. Elle produisait une personne musclée, énergique et autoritaire. Une personne bilieuse était volontaire, tenace, innovante, mais aussi impulsive, dominatrice et souvent inquiète. Le tempérament sanguin déterminait plutôt