J’ai découvert en 1984 cet impressionnant portrait du docteur Samuel Pozzi par John Singer Sargent lors d’une exposition sur les chefs-d’oeuvre de la peinture américaine au Grand Palais. Le médecin et le peintre étaient tous deux qualifiés de « mondains ». Wikipédia n’existait pas encore et, ne disposant pas du temps nécessaire pour courir les bibliothèques, ma connaissance du docteur Pozzi en était restée là.
L’oeuvre
Ce tableau de 1881 est la première oeuvre que Sargent exposa à la Royal Academy de Londres en 1882. Dans ce portrait, Pozzi est plus grand, plus élancé que ne le montrent les photographies. Sargent le représente dans une magnifique robe de chambre écarlate qui reflète la personnalité brillante et séductrice du chirurgien et renvoie aux tenues des papes et des cardinaux peints par Titien ou Rubens. On perçoit l’admiration du peintre pour son modèle : la pose sophistiquée et les longues mains évoquent à la fois le chirurgien et l’amant passionné, mais l’abondance de rouge et la petite pantoufle qui dépasse font davantage référence à une maison de plaisirs qu’à un cabinet médical.
Le peintre
John Singer Sargent (1856-1925) est considéré comme un peintre mondain, de la veine d’autres portraitistes de son époque, tels que Carolus-Duran, Boldini, Tissot, Sorolla, Zorn ou De Nittis. L’impressionnisme et ses successeurs ont rejeté ces peintres dans l’oubli et relégué leurs portraits dans l’obscurité des greniers des héritiers des modèles. Leurs oeuvres sont cependant beaucoup plus pertinentes qu’il n’y paraît, ce qui justifie les expositions qui leur sont consacrées ces dernières années. Si le jeune Pablo Picasso n’était pas parti pour Paris en 1901, il aurait sans doute lui aussi fini sa vie comme banal portraitiste de la haute société catalane. Né à Florence, élève aux Beaux-Arts de Paris, mort à Londres, ayant principalement vécu en Europe, Sargent est malgré tout qualifié de peintre américain. Ses portraits sophistiqués des artistes ou des membres de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie de l’époque (Rodin, Henry James, Rockefeller, Stevenson, Theodore Roosevelt, Isabella Stewart Gardner…) ne l’ont pas empêché de réaliser des aquarelles délicates et de nombreux paysages du monde entier. Ses contemporains ont raffolé de ses portraits qui lui valurent d’être surnommé le « van Dyck de notre époque ». On leur reprocha néanmoins un côté sensuel, superficiel, voire cynique.
Le médecin
Le Dr Samuel Pozzi (1846-1918) fut très célèbre en son temps, et pas seulement parce qu’il connaissait le Tout-Paris. Cet élève de Broca sera externe, interne puis chirurgien des hôpitaux de Paris. Très tôt sensibilisé aux risques infectieux, il s’intéressa aux pansements antiseptiques, encouragea le port des gants au bloc opératoire, et lors de la Première Guerre mondiale, utilisa les procédés de désinfection des plaies traumatiques imaginés par Joseph Lister et Alexis Carrel. Il pratiqua pour la première fois certains actes chirurgicaux tels que la gastroentérotomie ou la cholédocotomie. Sa passion fut la gynécologie. Auteur d’un Traité de gynécologie clinique et opératoire édité en plusieurs langues, il devint le premier titulaire de la chaire de clinique gynécologique créée en 1911. Il est également connu pour avoir prôné une chirurgie gynécologique conservatrice ou réparatrice. Il devint membre de l’Académie de médecine en 1896. La maladie de Paget fut un temps appelée pseudorachitisme sénile de Pozzi. Sa maîtrise de l’anglais lui permit d’acquérir une réputation internationale, en particulier dans le monde anglosaxon. Son intérêt pour l’histoire de la médecine lui fit suggérer qu’Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, la fameuse « Madame se meurt, Madame est morte ! », était décédée d’une rupture de grossesse extra-utérine. Pozzi fréquentait différents salons parisiens, soignait des membres éminents de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, il connaissait bien la famille Proust et rédigea même la dispense qui évita à Marcel Proust de partir pour le front en 1914. Ses patientes l’adoraient et Sarah Bernhardt, l’une de ses nombreuses patientes et maîtresses, le surnommait même « Docteur Dieu ». Ses multiples aventures n’échappaient pas à son épouse, il s’en excusait d’une manière assez mufle : « Je ne vous ai pas trompée, ma chère, je vous ai complétée ». Bien qu’âgé de 67 ans, il reprit du service en 1914 et dirigea plusieurs centres de blessés dans différents hôpitaux parisiens. Pozzi fut criblé de balles le 13 juin 1918 par un opéré mécontent. Son élève Thierry de Martel (futur neurochirurgien) ne put le sauver. Si Pozzi a laissé peu de traces académiques, Sargent a récupéré de nos jours une notoriété qui va au-delà du simple peintre mondain, même si ses portraits audacieux sont éloignés du bouillonnement artistique du début du XXe siècle dont les orientations esthétiques ou sociales lui échappèrent totalement.
Bibliographie
• Un Nouveau Monde : Chefs-d’oeuvre de la peinture américaine – 1760-1910. Catalogue exposition au Grand Palais en 1984. Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1984 ; 378 pages.
• https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Singer_Sargent
• Emmanuel Bénézit. Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de tous les temps et de tous les pays, vol. 12, éditions Gründ, janvier 1999, p. 294-296.